L’ensa• m à la prochaine Biennale de Venise en mai 2025 ! Rencontre avec Matthieu Duperrex

Avec l’ENSA de Paris-La Villette, l’ENSA de Marseille est l’une des six écoles qui contribueront à l’exposition du Pavillon français lors de la 19e Biennale internationale d’architecture de Venise (10 mai-23 novembre 2025). Une première depuis le projet « Nouvelles Richesses » d’Obras qui en 2016 avait aussi fait appel aux écoles d’architecture. À Marseille, le projet est porté par Matthieu Duperrex, membre de l’équipe lauréate. Rencontre.

Trois questions à Matthieu Duperrex

Comment est venue cette invitation à participer à la prochaine Biennale d’architecture de Venise ?

L’Institut français est l’opérateur du Pavillon français pour les biennales internationales d’art (depuis 1948) et d’architecture (depuis 1980), sous la double tutelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du ministère de la Culture. Pour l’architecture, cela se passe par concours. Le ministère de la Culture lance des consultations pour chaque participation française à la Biennale internationale d’architecture de Venise. C’est une procédure en deux temps : l’acte de candidature et la proposition détaillée. Plus de cinquante dossiers ont été soumis, généralement portés par des agences d’architecture. Le ministère a shortlisté cinq équipes, charge à chacune d’étayer sa proposition durant quelques mois. C’est dans cet entre-deux que j’ai été contacté pour intégrer et renforcer le projet défendu par les agences Jakob+MacFarlane, Martin Duplantier et Eric Daniel-Lacombe. À ma grande surprise, ce fut le projet déclaré lauréat au mois de mai 2024. Je suis chercheur associé à la proposition « Living with / Vivre avec », et participe à ce titre au catalogue et à l’événementiel, mais j’ai aussi cette chance unique de participer plus concrètement à l’exposition du Pavillon français par mes enseignements. Ce qui embarque du coup significativement l’école dans cette aventure.

 

Quelles seront les modalités de participation de l’école à l’exposition du Pavillon français ?

Le projet « Vivre avec / Living with » interroge la capacité de l’architecture à faire face aux défis climatiques, aux conflits et à l’instabilité du monde. Il y a une contingence dont s’est saisie la proposition scénographique portée par Dominique Jakob et Brendan MacFarlane et leurs co-commissaires, c’est la mise en chantier de rénovation du pavillon lui-même durant le temps de la Biennale. Les salles d’exposition habituelles n’étant pas disponibles, nous investirons de façon poreuse l’entre-deux du pavillon et du bois attenant des Giardini. Mais cette proposition d’« abri ouvert », selon l’expression d’Éric Daniel-Lacombe, est elle-même sujette à d’âpres négociations avec la direction italienne de la Biennale. C’est amusant, car c’est justement là notre propos, l’incertitude dans laquelle l’architecture doit se réinventer et sa dimension éminemment politique, diplomatique, voire conflictuelle. L’ENSA•Marseille partage avec six autres écoles l’honneur d’illustrer cela au travers d’un Atlas des aléas qui fera partie de l’exposition (il y a trois grands chapitres, divisés en six séquences : les réalisations des commissaires, l’exposition internationale des références et puis ce fameux Atlas).

Concrètement, la commande qui nous a été faite consiste à « représenter le risque » en nous appuyant sur une dialectique des quatre éléments (eau, terre, feu et air) mise en œuvre sur un territoire précis, au travers d’une enquête de terrain inédite. Après réflexion, j’ai choisi de travailler sur l’aléa de salinisation des sols en Camargue, car c’était plus insidieux, mystérieux et stimulant, moins « tarte à la crème » aussi que le risque de submersion marine. J’ai débuté un terrain exploratoire au mois de mai dernier et poursuivi tout l’été afin d’avoir des sites et des interlocuteurs pour les enseignements que j’ai décidé de flécher sur cet enjeu. En plus, nous étions en reconfiguration de maquette d’enseignement au sein de l’école et, comme je suis un enseignant de sciences humaines, je n’avais pas comme mes collègues des autres écoles impliquées la commodité de consacrer à mon sujet un studio de projet sur deux semestres. Il a fallu bricoler.

Le séminaire de S9 « Décrire la zone critique » permet de réaliser l’essentiel de l’enquête et de la production graphique. Quinze étudiantes ont fait un travail remarquable en étudiant quatre sites, assez éloignés dans l’espace les uns des autres : une manade (élevage de taureaux de courses camarguaises) aux Saintes-Maries de la Mer, une riziculture au Sambuc, une viticulture en Camargue gardoise, un cabanon à Port-Saint-Louis-du-Rhône. Dans chaque configuration, c’est l’occasion d’illustrer un aspect différent de la salinisation et des jeux antagoniques de l’eau douce et de l’eau salée, et ce qu’ils impliquent d’incertitude pour l’habitabilité des sites ou de la Camargue de façon générale. Notre enquête est devenue une vraie « chasse aux fantômes » ! Jordi Ballesta a dirigé ce séminaire avec moi, qui a aussi bénéficié des appuis de Clotilde Berrou et d’Évelyne Bachoc.

Participer à une Biennale c’est multiplier les incertitudes. Plein de choix se font sans vous consulter et la communication n’est pas aisée au sein d’une équipe si étendue. C’est ainsi que nous avons eu la surprise d’apprendre, au bout de trois mois de travail, que l’exposition du Pavillon français intègrera notre travail au travers… d’une vidéo de six minutes environ, et non d’un accrochage plus traditionnel. C’était désarçonnant ! Mais on s’adapte. Le montage vidéo s’étalera sur trois mois, en dehors des cours pour l’essentiel. Mais j’ai aussi négocié la présence d’une édition PDF en anglais, téléchargeable par QR Code au sein de l’exposition vénitienne, ce qui permettra de présenter sous toutes ses coutures notre enquête. Là aussi, c’est une production à part des cours.

 

Quelle est la suite du programme d’ici l’inauguration, au mois de mai, et peut-être en suivant ?

Après le séminaire de S9, que nous avons restitué le 19 décembre, le projet s’étend avec deux enseignements. Tout d’abord l’intensif « Trouver refuge » (S8) que j’anime avec Clotilde Berrou. Durant une semaine, nous serons accueillis au Domaine du Possible (Mas Thibert, Arles) qui est une école « pas comme les autres » parrainée par notre ami Patrick Bouchain. Là, il s’agira de dessiner avec les enfants et leurs encadrants une fresque architecturale hospitalière où trouveraient refuge les activités camarguaises menacées, et où puisse s’éprouver certaines des dispositions éthiques et pratiques de l’architecte face à la multiplication des aléas : prévention, protection, adaptation, renoncement, réparation, résilience… Enfin, je consacre un troisième enseignement qui contribuera à l’Atlas des aléas avec l’option « Atlas écologique » (S6). Il s’agira d’inventer un « serious game » autour de la gestion et du devenir écologique des zones humides. Là aussi, les étudiantes et étudiants auront à représenter des situations complexes sous formes graphiques et cartographiques, dans la suite des propositions de leurs camarades de master.

À travers ces trois enseignements, je suis heureux d’articuler des pédagogies différentes auprès d’un public étudiant diversifié. Mais une très grande frustration est de ne pouvoir emmener tout le monde à la Biennale. Car tout cela se fait évidemment avec zéro budget… J’ai travaillé donc à des issues plus « locales » de notre enquête collective, comme le Symposium d’histoire environnementale de Luma (Arles) ou le Festival de la Camargue (Port-Saint-Louis-du-Rhône) qui pourraient offrir de belles chambres d’écho au mois de mai. J’espère que d’autres occasions se présenteront. L’inauguration du Pavillon français aura lieu le 8 mai. Je participerai pour ma part à la conférence de clôture, le week-end du 22 novembre.

 

En savoir plus :

La 19e Exposition internationale d’architecture se tiendra du 10 mai au 23 novembre 2025. Elle aura pour commissaire général l’architecte et ingénieur italien Carlo Ratti qui dirige le MIT Senseable City Lab à Cambridge, l’un des principaux centres de recherche mondiaux sur la ville et les nouvelles technologies. Le thème de la Biennale est « Intelligens. Natural. Artificial. Collective. »

L’Atlas des aléas de l’exposition « Living with / Vivre avec » est conçu par les étudiant.e.s de six écoles d’architecture : École nationale supérieure d’architecture de Marseille, École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, Kharkiv School of Architecture (Ukraine), SCI-Arc (USA), Ain Shams University (Égypte), Prince Sultan University (Arabie Saoudite).

Légende des visuels

Fig.1) Participation du séminaire « Décrire la zone critique » (S9) à l’Observatoire fantôme, projet porté par les artistes lituaniens Nomeda et Gediminas Urbonas, avec le soutien de la fondation Luma Arles, octobre 2024. ©Bertrand Stofleth

Fig.2) Pot de célébration, au Centre Pompidou, de l’équipe lauréate du Pavillon français, mai 2024. De gauche à droite: Matthieu Duperrex, Chris Younès, Brendan MacFarlane, Éric Daniel-Lacombe, Dominique Jakob, Martin Duplantier. ©Océane Ragoucy

Fig.3) Restitution du séminaire « Décrire la zone critique » (S9) en présence d’Éric Daniel-Lacombe, professeur à l’ENSA Paris-La Villette et co-commissaire du Pavillon français, décembre 2024. ©Matthieu Duperrex

Fig.4) Visuel de bandeau: ©Prune Grange, Camargue aux fantômes (détail), 2024.